Lotissement « à l’américaine » : un trou géographique, financier, et social  ?

Publié le par Fabienne Sartori

Lotissement « à l’américaine » : un trou géographique, financier, et social  ?

Un décor en carton-pâte ?

Malgré la richesse des informations, la qualité des analyses, la quantité (43 entretiens avec les accédants à la propriété), l’état des lieux des aides publiques à la construction, ce livre peut laisser sur la faim. Il accentue l’impression d’être face à un décor en carton-pâte, pour reprendre les termes utilisés par l’auteure. Dès le début, on sait que le fameux slogan de 2007 « Tous propriétaires ! » sera mis à l’épreuve de la réalité. Mais les derniers chapitres sont orientés : les habitants des lotissements votent-ils à droite ? L’interrogation sur le présent et sur le devenir des classes populaires doit-il se résumer à l’inquiétude des chercheurs sur la probabilité d’un vote conservateur (contre les intérêts des classes populaires elles-mêmes), voire extrémiste ?

Si le parcours résidentiel définit aujourd’hui l’identité sociale, davantage que le travail,(quelquefois dépourvu de sens, voire précaire), on peut se demander si l’analyse d’Anne Lambert ne laisse pas de côté une dimension essentielle de la vie du lotissement, la culture, quelles que soient ses formes et ses contenus. Loisirs et culture, télévision, mais aussi jardinage, cuisine, activités créatives diverses, qui pourraient se révéler bien plus riches que ce que le décor (assez fruste dans certains cas, faute de moyens financiers), laisse entrevoir … Que plantent les nouveaux venus dans le jardin ? Que lisent-ils ? La vie au village se résume-t-elle aux commémorations et aux vide-greniers ? À quelle distance se trouvent les équipements culturels (médiathèques) et sportifs. L’analyse réalisée pour la carte scolaire (le maire scolarise les élèves BCBG dans l’école ancienne du village, les autres en REP !) aurait pu être prolongée pour d’autres dimensions de la vie quotidienne. Quelle distance, par exemple, entre le lotissement et les centres administratifs et Pôle Emploi ?

Malgré ces lacunes,il faut conseiller vivement la lecture de cette étude qui permettra aux jeunes couples candidats à la propriété de décider en connaissance de cause de leur futur habitat. Un trait assez intéressant et qui concerne actuellement toutes les formes d’habitat : les nouveaux venus s’intéressent relativement peu à la couleur politique de l’équipe municipale en place et considèrent la mairie comme un guichet de l’aide publique uniquement. L’arrivée de nouvelles familles offre pourtant la possibilité de faire pression sur des élus en place depuis une trentaine d’années.

Lotissement « à l’américaine » : un trou géographique, financier, et social  ?

Au sujet de Tous propriétaires : l’envers du décor pavillonnaire, d' Anne Lambert, (Paris, Seuil, 2015)

De nombreuses les marques de déception et d’amertume surgissent dans les entretiens réalisés par la sociologue. Bien souvent, pour un jeune couple qui rêve d’une villa individuelle « avec un bout de jardin », il s’agit de passer du rêve de la maison aux réalités du remboursement des prêts bancaires à long terme…

Au début ils rêvaient de la maison idéale et petit à petit les acheteurs seront obligés de faire des compromis. Finalement la maison sera plus éloignée que prévu du travail, dans une zone moins attractive. Plus petite, elle sera collée à celle du voisin, et même, elle voisinera avec des logements sociaux ! Progressivement, le vendeur va tout mettre en œuvre pour les aider à faire le deuil de la maison rêvée jusqu’à ce que la seule et unique préoccupation devienne : «Est-ce que je vais obtenir les prêts bancaires ? » et ensuite : « Vais-je arriver à faire face à cette augmentation du budget logement ? », d’autant plus que certaines charges n’étaient pas prévues dans le projet initial. Au final, les couples interrogés ont l’air perplexe, pas vraiment heureux, très lucides sur les efforts financiers et moraux que le rêve de propriété leur impose. Travailleurs du bâtiment, les hommes sont conscients de la mauvaise facture des habitations et passent l’essentiel de leur temps libre à terminer les travaux ou à améliorer le confort. Les femmes renoncent à travailler (absence de services publics, de modes de garde correspondant aux horaires atypiques, éloignement des pôles économiques) et se replient sur les activités domestiques. Le souhait de se démarquer des autres classes sociales, défavorisées, vivant dans les logements sociaux est souvent déterminant, à plus forte raison quand la trajectoire socio-professionnelle des accédants est incertaine. L’exemple et les incitations des proches (collègues, amis) ont également une influence. Les interlocuteurs des acheteurs de maisons individuelles (les vendeurs et les employés de banque) jouent aussi le rôle de modèles et de promoteurs du rêve de lotissement à l’américaine.

L’empilement de prêts bancaires (prêt classique + Pass foncier + PTZ, etc.) devient quelquefois illisible pour les ménages : « La banque, elle fait son milkshake. » dit une dame. Ce sont les ménages les plus fragiles qui empilent le plus grand nombre de prêts et d’aides. Et ce n’est pas en raison de leur faible niveau scolaire qu’ils ne maîtrisent pas les détails de leur plan de remboursement, c’est que les montages qui leur sont proposés sont extrêmement sophistiqués.

Au-delà de l’exploration du lotissement, l’ouvrage d’Anne Lambert permet d’appréhender les transformations de la société à travers des thèmes transversaux : le travail ouvrier (encore très présent), la place des femmes, l’aménagement du territoire, les espoirs pour les enfants. (À noter : le désir de se positionner socialement pour les ex-habitants des cités populaires souvent issus de l’immigration. Idem pour les couples plus diplômés, enseignants et informaticiens par exemple, qui ne se mêlent pas facilement à leurs voisins de lotissement. Phénomènes de distinction et de domination. Développement de la solidarité familiale et de l’entraide. Fragilisation de certaines familles en cas de chômage, de séparation et d’éloignement du réseau familial.)

Conclusion (provisoire) : si l’accès à la maison individuelle n’est pas vraiment « un chemin de roses », la maison familiale demeure un ancrage très fort, il cristallise des attentes sociales importantes, notamment en ce qui concerne l’environnement éducatif des enfants et leur avenir. Et si malgré tout, « un bout de jardin » pour les enfants, cela n’avait pas de prix ?

Publié dans Livres

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